- alexandremillon
Du rire avec des larmes

Il faisait grand soleil. Les deux musiciens ambulants jetèrent leur veste sur l’épaule. Leur maigre bagage leur battait les flancs. Ils marchaient depuis des heures sur un sentier de campagne en direction de Cracovie. Le chapeau en arrière, ils s’épongeaient le front. Sur un bras de terre entre deux étangs, ils avisèrent un bel arbre. Ils déposèrent violon, guitare et baluchons. Ils palpèrent l’herbe grasse avec reconnaissance. Depuis les frondaisons, un oiseau s’était posé entre les deux hommes. Il modula deux ou trois chants, puis se tut. Tu as entendu ? demande le vieux, au plus jeune, qui lui répond, sèchement : J’ai faim, mec. Depuis le décret qui imposait l’étoile jaune, ils n’avaient plus de travail. Au bout d’un silence, le vieux tira le violon de son étui, s’essuya les mains et accorda son instrument. Il glissa un mouchoir sous son menton et laissa s’envoler son archet. Son jeune compagnon, plein de rage retenue, n’était pas d’humeur à l’accompagner, mais à la fin du morceau, d’une voix plus adoucie, il laissa couler ces quelques mots : Lachen mit tränen, du « rire avec des larmes ».
© Texte & photo : Alexandre Millon
À ÉCOUTER : https://www.youtube.com/watch?v=8tNK3hT_21A Opa Tsupa, « Yiddishkayt » Album : Trois Francs Six Sous (2002)
En mémoire des victimes de l’autoritarisme crapuleux. Hommes et femmes, toutes races et pigments confondus